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Canadian Public Health Association

Jeu libre dirigé par l’enfant : perceptions des éducateurs

Les centres d’éducation à la petite enfance et les écoles peuvent offrir des environnements qui encouragent les enfants à prendre des risques, à mettre leurs capacités physiques et mentales à l’épreuve1 et à prendre l’initiative d’interagir avec leur environnement2. Ils sont bien placés également pour responsabiliser les enfants et les encourager à diriger leur propre apprentissage durant le jeu2. Au cours des 50 dernières années, les aires de jeu comportant des défis pour les enfants sont de plus en plus limitées en raison des craintes pour la sécurité des enfants3-6. Les rares études disponibles, menées en Australie, au Royaume-Uni et aux États-Unis, cernent plusieurs facteurs qui influencent les perceptions des éducateurs à l’égard du jeu libre dirigé par l’enfant. Le jeu libre dirigé par l’enfant est une forme de jeu où les enfants suivent leurs intérêts sans avoir un objectif ou un résultat en vue7. Ces facteurs restreignent les possibilités de jeu comportant des défis, où l’enfant est en mesure de définir lui-même ses limites.

La responsabilité et le devoir de diligence

Les sociétés occidentalisées sont de plus en plus réfractaires au risque8. Les blâmes, les allégations, les plaintes et les poursuites intentées par les parents ou tuteurs ont un impact sur les notions de risque, de devoir de diligence et de responsabilité. Les parents ou tuteurs exercent une influence croissante sur les établissements d’enseignement et leurs décisions en matière de gestion des risques, ce qui se reflète dans les politiques scolaires9. Au Canada, dans les lois sur l’éducation, la responsabilité de la sécurité des enfants est divisée entre les enseignants et les directeurs d’écoles. En général, enseignants et directeurs ont la responsabilité du bien-être des élèves en classe, sur le terrain de l’école et pendant les activités organisées par l’école. Selon le devoir de diligence prescrit dans les lois provinciales sur l’éducation10, les enseignants sont censés offrir une norme de supervision équivalente à celle d’un parent prudent et avisé11. Cette norme de diligence a toutefois été rehaussée au niveau d’un supra-parent en raison des pressions culturelles exercées par une société réfractaire au risque. Selon la norme du supra-parent, l’enseignant est censé intervenir plus que ne le ferait un parent lorsque les élèves participent à des activités potentiellement dangereuses12.

La crainte des poursuites

La cognition culturelle influence de nombreux décideurs en milieu scolaire. La gestion et la régulation du risque se font selon le risque perçu de blessure grave, plutôt que selon la probabilité réelle3. En dépit du faible taux de blessures sur les terrains de jeu, blessures qui sont principalement mineures, la crainte des poursuites persiste, ce qui réduit pour l’enfant les possibilités de se livrer au jeu comportant des risques3. Les risques du jeu s’entachent d’une connotation négative qui devient associée au danger. Des politiques strictes sont appliquées pour réduire la possibilité de blessures et accroître la sécurité. C’est ainsi que les pratiques des directeurs d’écoles et des éducateurs s’articulent autour de l’évitement des risques, car ceux-ci peuvent représenter des situations dangereuses9.

Les éducateurs perçoivent aussi qu’ils travaillent dans un environnement de plus en plus litigieux13. Dans une étude sur le jeu extérieur menée en Australie, des enseignants du primaire ont dit se sentir vulnérables aux poursuites résultant de blessures en raison de leur devoir de diligence envers leurs élèves14. Les enseignants du primaire s’inquiètent des répercussions professionnelles et personnelles dévastatrices qu’ils pourraient subir si la blessure d’un enfant était perçue comme la conséquence d’un manque de diligence15. Ces enseignants limitent donc sciemment la liberté des enfants de jouer pour éviter cette vulnérabilité14. Dans une autre étude, des enseignants ont déclaré que s’il survenait une demande en justice ou une situation difficile, ils ne se sentiraient pas protégés par les politiques et les instances dirigeantes15.

La notion de « surcroît de sécurité16 » se fait plus présente, car les établissements d’enseignement accordent une importance croissante à la réduction du risque institutionnel17. Les éducateurs optent pour un surcroît de sécurité dans l’exercice de leurs fonctions pour éviter d’être tenus responsables de la blessure d’un enfant, ce qui mettrait leur carrière en péril14. Plus précisément, il ressort d’une étude que les préoccupations des éducateurs pour la sécurité des élèves influencent les décisions sur les possibilités de jeu4. Les éducateurs sentent qu’ils peuvent perdre leur emploi si les parents ne sont pas d’accord avec leurs actions4. Par conséquent, certains commencent à réagir à leurs propres perceptions du risque afin de réduire leurs craintes personnelles plutôt que d’accorder la priorité aux bienfaits du jeu libre dirigé par l’enfant14,18. Ces enseignants peuvent choisir d’apaiser leurs craintes des conséquences négatives, comme les accidents, en évitant complètement le jeu libre dirigé par l’enfant4. De nombreux éducateurs perçoivent maintenant qu’il est difficile d’offrir de telles possibilités tout en essayant de prévenir la survenue de blessures graves19. Au lieu de laisser les enfants utiliser leur propre jugement, les éducateurs se replient sur la supervision excessive, la restriction et la dissuasion5.

La prise de décisions pédagogiques

Les pressions réglementaires visant à protéger les enfants contre les blessures sont en contradiction avec les principes pédagogiques selon lesquels il faut donner à l’enfant les moyens de devenir compétent et capable20. Le curriculum australien insiste sur l’importance de laisser les jeunes enfants se livrer à des jeux comportant des défis, mais l’application stricte du règlement, combinée aux restrictions aux milieux physiques (hauteurs, surfaces), supprime la prise de décisions pédagogiques par les éducateurs20. Cela entraîne une protection excessive des enfants20. Pour se conformer à des règles qui visent à prévenir le jeu comportant des défis, les enseignants interdisent souvent à leurs élèves de modifier leur environnement, ce qui limite leur créativité3. De plus, la perception de travailler dans un milieu de surveillance et de discipline est citée comme étant un facteur qui limite la capacité des éducateurs d’appliquer leurs propres connaissances du développement de l’enfant dans l’exercice de leurs fonctions. Résultat : les éducateurs perdent le pouvoir de prendre des décisions. Ils se pensent incapables d’offrir aux élèves des possibilités de se livrer au jeu libre autodirigé et de qualité17,21. Qui plus est, les éducateurs semblent incertains des moments où ils devraient intervenir durant le jeu14.

Les environnements réglementaires : contraste entre l’Australie et la Norvège

La crainte des poursuites et les environnements réglementaires qui en découlent sont moins courants dans certains pays européens et scandinaves22, où le jeu libre dirigé par l’enfant est mieux accepté. En Norvège, les éducateurs de la petite enfance sont régis par la Loi sur les jardins d’enfants23, où le jeu est considéré comme étant la principale source d’apprentissage de l’enfant et contribuant à son développement sain. Cette loi favorise un climat où les jardins d’enfants offrent des expériences de jeu dans un environnement stimulant, mais sûr. Elle exhorte les éducateurs à offrir de telles possibilités pour que tous les enfants puissent apprendre à maîtriser le risque tout en mettant leurs capacités physiques à l’épreuve23.

De nombreux éducateurs en Norvège considèrent le jeu libre comportant des défis comme un aspect déterminant et incontournable de l’apprentissage d’un enfant24. Les éducateurs qui permettent l’exposition à ce genre de jeu sont ceux qui accordent de la valeur au plein air, apprécient l’activité physique et laissent les enfants se mesurer aux défis de leur environnement sans les mettre dans des situations dangereuses25. Selon une étude australienne (où l’on a interviewé des éducateurs norvégiens et australiens), les éducateurs de Norvège et d’Australie reconnaissent l’importance du jeu libre dirigé par l’enfant et croient à son importance pour le développement sain de l’enfant. Les mesures de contrôle et le contexte litigieux limitent cependant la prise de décisions par les éducateurs australiens. Par conséquent, ces derniers limitent ce type de jeu. Par ailleurs, les éducateurs norvégiens passent une plus grande partie de la journée d’école à l’extérieur comparativement à leurs collègues australiens. Les éducateurs australiens disent faire participer les enfants aux décisions du jeu, tandis que les éducateurs norvégiens laissent les enfants décider eux-mêmes comment répondre à leur environnement durant le jeu. Les enseignants australiens font état de tensions par moments, lorsqu’ils cherchent à favoriser la prise de décisions par les enfants, entre ce qu’ils souhaiteraient permettre et leur devoir de diligence en vertu de la réglementation en vigueur23.

Il y a un facteur important dans la façon dont les éducateurs norvégiens abordent le jeu : les poursuites intentées par les parents ne font pas partie de la culture en Norvège, et les normes des terrains de jeu ne limitent pas la hauteur et la surface des équipements. Cela facilite la tâche aux éducateurs. Les élèves ont des occasions de se livrer au jeu libre sans responsabilisation supra-parentale des éducateurs et sans que ceux-ci craignent d’être poursuivis si un enfant se blesse3,26. Les environnements réglementaires éducatifs en Norvège permettent aux éducateurs d’utiliser leur jugement professionnel dans la gestion du jeu. Leurs collègues australiens ont moins de marge de manœuvre3. Le contraste entre l’Australie et la Norvège démontre que la cognition culturelle influence les croyances et les perceptions des éducateurs à l’égard du jeu libre dirigé par l’enfant et l’octroi de possibilités de relever des défis durant le jeu3.

Résumé

Le personnel éducatif et les conseils ou commissions scolaires au Canada sont astreints à une norme de diligence élevée pour prévenir les blessures chez les enfants. Les blâmes, les plaintes et les poursuites sont les principaux facteurs qui contribuent à la rigueur des environnements réglementaires, lesquels limitent la prise de décisions pédagogiques par les éducateurs. Dans l’exercice de leurs fonctions, ces derniers préconisent la sécurité au lieu de favoriser le jeu libre dirigé par l’enfant, pourtant bénéfique sur le plan du développement.


Notes bibliographiques

  1. Greenfield, C. « ’Can run, play on bikes, jump the zoom slide, and play on the swings’: exploring the value of outdoor play », Australian Journal of Early Childhood, vol. 29, n° 2 (2004), p. 1-5.
  2. Stonehouse, A. NSW Curriculum Framework for Children’s Services: The Practice of Relationships, Sydney, NSW Department of Community Services, Office of Childcare, 2001.
  3. Little, H. « Risk, challenge and safety in outdoor play: Pedagogical and regulatory tensions », Asia-Pacific Journal of Research in Early Childhood Education, vol. 4, n° 1 (2010), p. 3-24.
  4. Niehues, N.A., et coll. « Everyday uncertainties: reframing perceptions of risk in outdoor free play », Journal of Adventure Education & Outdoor Learning, vol. 13, n° 3 (2013), p. 223–237.
  5. Sandseter, E.B. « Children’s risky play in early childhood education and care » ChildLinks. Children’s Risky Play, vol. 3 (2011), p. 2-6.
  6. Clements, R. « An investigation of the status of outdoor play », Contemp Issues Early Child, vol. 5, n° 1 (2004), p. 68-80.
  7. Sandseter, E.B. « Categorising risky play - How can we identify risk-taking in children’s play? », EECERJ, vol. 15, n° 2 (2007), p. 237–252.
  8. Tremblay, M.S., et coll. « Position statement on active outdoor play », Int J Environ Res Public Health, vol. 12, n° 6 (2015), p. 6475-6505.
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  13. Boyle, T., et R. Phelps. « Pathways to teaching: A curriculum innovation enhancing recognition of students’ career aspirations and expectations: Redesigning curriculum to acknowledge diversity », International Journal of Learning, vol. 17, n° 2 (2010), p. 357-370.
  14. Bundy, A., et coll. « Playfulness: interactions between play contexts and child development » dans J. Bowes et R. Grace, Children, Families and Communities: Contexts and Consequences, 3e éd., 2009b, p. 76 87.
  15. Bundy, A., et coll. « The risk is that there is “n° risk”: A simple innovative intervention to increase children’s activity levels », International Journal of Early Years Education, vol. 17, n° 1 (2009a), p. 33-45.
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  17. French, M., J. Sumison et J. Goodfellow. « The regulatory environment in long care: A ‘double-edged sword’ for early childhood professional practice », Australian Journal of Early Childhood, vol. 13, n° 3 (2006).
  18. Tovey, H. « Achieving the balance: Challenge, risk and safety », Outdoor Provision in the Early Years, 2011, p. 86-94.
  19. Sandseter, E.B. Scaryfunny: A Qualitative Study of Risky Play Among Preschool Children, 2010.
  20. Little, H. « Children’s risk-taking behaviour: Implications for early childhood policy and practice », International Journal of Early Years Education, vol. 14, n° 2 (2006), p. 141-154
  21. Brown, K., et J. Sumison. « Voices from the other side of the fence: Early childhood teachers’ expectations with mandatory requirements », Contemporary issues in Early Childhood, vol. 8, n° 1 (2007), p. 30-49
  22. Little, H., E.B. Sandseter et S. Wyver. « Early childhood teachers’ beliefs about children’s risky play in Australia and Norway », Contemporary Issues in Early Childhood, vol. 13, n°  4 (2012).
  23. Norwegian Ministry of Education and Research [NMER]. Framework Plan for the Content and Tasks of Kindergartens, ministère norvégien de l’Éducation et de la Recherche, 2006.
  24. Sandseter, E.B. « Challenging and risky play outdoors in preschool: Affordances of the play environment » 17th EECERA Annual Conference, Prague, 2007.
  25. Stephenson, A. « Physical risk taking: Dangerous or endangered? » Early Years vol. 23, n° 1 (2003), p. 35-45.
  26. New, R.S., B. Mardell et D. Robinson. « Early childhood education as risky business: going beyond what’s ‘safe’ to discovering what’s possible », Early Childhood Research and Practice, vol. 7, n° 2 (2005)

Date de modification : 12 mars 2019