Peut-on imaginer une riposte de santé publique qui ne dise pas aux gens quoi faire?
Linda Juergensen
Dossiers d’actualité en santé publique
Le 9 septembre 2017, à la suite d’une émouvante mission d’enquête sur la tuberculose à Igloolik et Iqaluit, Stephen Lewis concluait : « Le Nunavut vit en ce moment même une crise de tuberculose (…) et à ma grande honte (…), je ne me rendais pas compte que la tuberculose était inextricablement liée—si je puis reprendre les mots de la Commission de vérité et réconciliation—à une forme de génocide culturel » (Traduction libre). Lewis, codirecteur de l’organisme AIDS-Free World et ancien envoyé spécial des Nations Unies pour le VIH/sida, a dit avoir été mis au défi par ses collègues du mouvement international d’éradication du VIH et de la tuberculose de porter attention aux lacunes de la riposte à la tuberculose dans son propre pays. Lewis a désigné le gouvernement fédéral comme étant ultimement responsable de la situation au Nunavut, mais son message était en fait destiné à la population canadienne et aux intervenants du domaine de la santé publique en particulier : l’heure est venue d’instaurer « une nouvelle ère de dignité et de respect envers les Inuits » (Traduction libre).
La tuberculose est évitable, et le Canada compte parmi les pays où son incidence est la plus faible. Plus tard, Lewis s’est dit étonné d’apprendre qu’elle est présente dans plus de la moitié des communautés du Nunavut, et que ses taux d’infection sont 270 fois plus élevés chez les Inuits (166,2 p. 100 000) que dans la population non autochtone née au Canada (0,6 p. 100 000). Les taux de tuberculose plus élevés dans le Nord s’expliquent dans une large mesure par les déterminants sociaux de la santé, dont la crise « dévastatrice » du logement, le surpeuplement chronique, l’insécurité alimentaire et la pénurie constante de services infirmiers spécialisés.
Les taux d’infection persistants sont aussi alimentés par la méfiance profonde et historique envers les fonctionnaires du gouvernement canadien dans les communautés nordiques, compliquée par le retrait forcé de nombreux Inuits de leur patrie au nom de la santé publique dans les années 1950 et 1960. Des enfants, des mères, des pères et des grands-parents ont été embarqués dans un navire « hôpital » pour y subir des tests de dépistage; ceux qui recevaient un diagnostic de tuberculose étaient transportés ailleurs, le plus souvent à Hamilton, Québec, Toronto et Edmonton, où beaucoup sont restés en quarantaine sur le navire ou envoyés dans des sanatoriums pour y recevoir des traitements. Certains Inuits ont été perdus pour leur famille pendant des années; chez les personnes dont un parent est mort en quarantaine, « beaucoup ignorent encore aujourd’hui où leur proche a été inhumé ».
Ce qui ressort de la mission d’enquête de Lewis, c’est que les disparités dans les taux de tuberculose des Autochtones et des non-Autochtones du Canada correspondent non seulement aux inégalités sociales entre les deux groupes, mais aux énormes différences dans les niveaux d’engagement à reconnaître et à contribuer à réparer l’héritage colonial de la pauvreté et des traumatismes qui continue d’empoisonner la relation de nation à nation et l’issue des efforts de gestion des maladies infectieuses.
La principale constatation de Lewis est que « l’heure est venue de donner foi à tous les discours sur la réconciliation et le partenariat » (Traduction libre). À la lumière des témoignages de milliers d’Autochtones enlevés de force dans le cadre du projet des pensionnats du Canada, la Commission de vérité et réconciliation conclut :
Connaître la vérité a été difficile, mais se réconcilier le sera encore davantage. Pour ce faire, il faut rejeter les fondements paternalistes et racistes du système des pensionnats qui sont à la base de la relation. (…) La réconciliation n’est pas un problème autochtone, c’est un problème canadien. Tous les aspects de la société canadienne pourraient devoir être réexaminés. (p. 8)
La ministre des Services aux Autochtones, Jane Philpott, a réagi à l’appel à l’action de Lewis en reconnaissant la nécessité de travailler désormais en partenariat avec les Autochtones de l’Inuit Nunangat, mais « en accordant une attention particulière aux personnes qui vivent actuellement avec la tuberculose » (Traduction libre). Comment la participation à ce nouveau partenariat est-elle envisagée pour ceux et celles d’entre nous qui intervenons dans la prise en charge des maladies infectieuses en santé publique? La réponse n’est pas claire.
Les épidémies modernes sont communément qualifiées de guerres : « La guerre contre Ébola »; « La guerre contre le SRAS »; « La guerre contre le sida ». D’après mon expérience pratique et mes recherches avec des infirmières de santé publique intervenant dans la prise en charge des personnes vivant avec le VIH en Ontario, il est manifeste que le prisme de la guerre dans la gestion d’une maladie infectieuse est lié à la priorité accordée par la Santé publique aux questions biomédicales et de sécurité. Dans une optique de « biosécurité », les agents infectieux (VIH, tuberculose) sont l’ennemi, et par extension, les personnes séropositives pour une maladie infectieuse sont des menaces potentielles pour la population.
La surveillance sert à définir des groupes cibles et à créer du matériel pédagogique et des interventions (que les infirmières sur le terrain seront chargées de déployer) adaptés aux populations prioritaires. L’objectif est de contenir la propagation de la maladie. Les infirmières de santé publique sont censées téléphoner à tous les usagers nouvellement diagnostiqués et à leurs contacts, leur expliquer les comportements qui posent un risque de transmission et leur offrir du soutien jusqu’à ce qu’ils démontrent leur volonté et leur capacité de « protéger le public » contre toute transmission ultérieure. Pour les infections à déclaration obligatoire comme la tuberculose et le VIH, cette communication est prescrite par le droit sanitaire, et la circulation des connaissances par l’entremise d’un bureau de santé se fait principalement « à partir du sommet de la pyramide » et à sens unique. Les progrès sont surveillés par les épidémiologistes et les administrateurs des bureaux de santé du gouvernement selon les « cascades » de la prévention et du traitement pour voir si les membres des populations à risque élevé suivent bien le parcours linéaire qui détermine d’avance les indicateurs de « bonne santé » (pour les usagers) et de « conduite citoyenne responsable » (pour la protection du public); dans le cas du VIH, cet indicateur est l’atteinte sérologique d’une charge virale indétectable. Faire la guerre au VIH et au sida peut sans doute être considéré comme une forme de gouvernementalité.
L’accent sur les indicateurs biomédicaux et les comportements à risque élevé dans la riposte de santé publique a abouti à la mise au point de techniques de dépistage et de traitement complexes, mais il rend invisible les préoccupations des usagers et du personnel infirmier au point d’intervention, soit l’établissement d’un lien de confiance et la prise en compte des déterminants sociaux de la santé. À titre d’exemple, ni la stigmatisation, ni la collaboration ne sont clairement visibles en tant que domaines de la santé publique dans les « cascades des soins » utilisées pour guider et évaluer les pratiques infirmières de gestion de cas de VIH. Pas étonnant, donc, que les lacunes de la communication avec les personnes vivant avec le VIH ressemblent aux lacunes de la riposte contre la tuberculose : les Canadiens ayant vécu la stigmatisation et la discrimination sont démesurément affectés; il existe des variances géographiques et racialisées prouvées dans le recours aux mesures forcées (p. ex. les poursuites en vertu de l’article 22 et pour non-divulgation) qui servent à imposer la conformité aux attentes de la Santé publique; le climat de peur et de méfiance qui s’est développé a mené à la prolifération des sites de dépistage anonymes; et dans la pratique, la question de savoir qui définit la sexualité saine et la qualité de vie des personnes atteintes du VIH et du sida, ou risquant de l’être, suscite des tensions (voir à ce sujet les travaux du Réseau canadien autochtone du sida et du groupe de travail Poz Prevention Working Group). En conséquence, pour réduire l’incidence du VIH et de la tuberculose, il ne s’agit pas simplement de fournir plus d’information et d’accroître les services de dépistage et de traitement; il faut aussi engager une réflexion critique sur les contraintes de la méthode actuelle de prestation de services.
Les constatations de ma propre recherche dans le domaine du VIH rejoignent celles de la mission d’enquête de Stephen Lewis sur la tuberculose. L’une des questions les plus pressantes de la gestion de la tuberculose et du VIH au Canada est celle de la réconciliation; autrement dit : « comment la Santé publique peut-elle créer des partenariats plus efficaces? » Pour commencer, il serait important de repenser l’opinion prédominante qui assimile la gestion des maladies infectieuses à la « guerre » de la santé publique; cela nous permettrait d’imaginer des moyens de travailler de façon plus respectueuse et concertée avec les acteurs, d’une instance administrative à l’autre et dans une même administration, pour en arriver à des solutions durables qui ne laissent personne pour compte. Peut-on même imaginer une riposte de santé publique où la communication avec les usagers, les collègues et les partenaires associatifs ne consiste pas à dire aux gens ce qu’ils doivent faire ni ce qui est « le mieux »? C’est ce à quoi pourrait ressembler le processus de décolonisation de la gestion de la tuberculose et du VIH.
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